De l’info et des jeux

Le 27 octobre 2010

Parmi les outils du journaliste, le serious game peut s'avérer pertinent dans certains cas, aux côtés de formes plus classiques. Un genre qui a ses codes bien précis.

Le jeu s’appelle 12 septembre. Il se passe dans une ville arabe où se promènent de gentils civils et d’affreux terroristes. Le but est d’éliminer ces derniers sans tuer les premiers. Le joueur dispose pour cela d’un viseur, déplacé à la souris. Quand il clique, un missile part qui explose où se trouvait le viseur. Sauf que le temps que le missile arrive, les terroristes se sont souvent éclipsés et des civils sont entrés dans le champ. Qui pis est, à chaque fois que des civils figurent parmi les dommages collatéraux, les terroristes arrivent plus nombreux.

À partir d’un modèle simpliste (des gentils, des méchants), le joueur comprend vite qu’il ne peut pas gagner et que plus il joue, plus il perd. « C’est très important de perdre, explique Florent Maurin, journaliste à Bayard Kids. C’est même la première chose que le joueur teste quand il aborde un jeu : il va le pousser à ses limites pour comprendre dans quelles conditions il échoue. À partir de ses erreurs, il va élaborer des stratégies pour tomber plus près du but, progressivement. Et s’il n’y parvient pas, il va se demander ce qui l’en empêche. C’est ce qu’explique l’auteur du jeu Food Import Folly publié par le New York Times : “je perds, donc je pense”. »

Killerflu

En expérimentant par lui-même, le joueur comprend en cinq minutes ce que des dizaines de livres et des centaines d’éditoriaux ont tenté de démontrer aux lecteurs sans toujours convaincre. C’est ce que l’on nomme un serious game. Un jeu sérieux.

Dans Newsgames : journalism at play qui paraît en novembre (MIT Press), Ian Bogost, professeur à Georgia Tech, détaille tout le bénéfice que les médias pourraient tirer à ne pas dédaigner le jeu comme façon de raconter le monde. Le jeu, explique-t-il, permet de mieux comprendre l’enchaînement des causes et des conséquences, d’entrer plus simplement dans la complexité d’un mécanisme.

Rien de cela n’est neuf : en 1938, Johan Huizinga assurait dans Homo Ludens que « le jeu est une tâche sérieuse » et permet de toucher l’homme au-delà de son entendement (homo sapiens) et de sa capacité de réalisation (homo faber), dans des ressorts plus intimes, presque réflexes. Les pédagogues évidemment ont, depuis longtemps, intégré la manipulation, le défi, la diversion apparente dans leurs apprentissages. Mais la presse restait jusque-là rétive à cette approche adaptant de vieilles formules à leurs nouveaux supports.

« Si la situation est complexe, le jeu reste une bonne option »

« C’est l’audience qui nous pousse à envisager de nouvelles formes de narration, explique Boris Razon, rédacteur en chef du Monde.fr. Nous nous exprimons dans un espace ouvert, nous ne pouvons plus proposer seulement des formes closes, comme l’article. On ne se demande pas si c’est du journalisme ou pas : quand on propose un jeu, on continue à informer. Mais sous une forme différente. En fait, nous décidons de passer par un type ou un autre de narration en fonction de l’urgence de l’information : s’il faut la donner le plus vite possible, rien ne remplace l’article.

Darfur is dying

Si l’on envisage un parti pris narratif, on ira plutôt vers le webdocumentaire. Si la situation est complexe, le jeu reste une bonne option. »

L’expérience ludique, insiste Bogost, la « rhétorique procédurale », n’est ni reproductible ni réductible à d’autres formes, même si elle les utilise : il y a de la vidéo, du son, des images, des texte ; la vraie différence vient de ce que les « jeux sérieux » ne racontent pas des faits de l’extérieur, mais simulent le mode de fonctionnement du réel en permettant au lecteur/joueur d’interagir. Ce faisant, ils révèlent au joueur une machinerie qui restait jusque-là obscure, permet de synthétiser des informations complexes sans (trop) les simplifier.

Boris Razon : « Le jeu permet d’identifier des mécanismes, d’intégrer un grand nombre de paramètres et offre au public la possibilité de se faire une perception personnelle des situations. On le place dans des situations de simulation. Le plus difficile est de réussir à l’amener à s’abstraire de ce qu’il croit savoir, de ses opinions morales ou politiques pour considérer la situation du point de vue de son personnage, et donc d’expérimenter les perceptions de celui-ci, de se mettre littéralement à sa place. »

Energuy

L’école de journalisme Annenberg (université de Californie du Sud) pousse cette logique du « learning by doing » (apprendre en faisant) à un point extrême en promouvant un « journalisme immersif ». Dans Gone Gitmo par exemple, le joueur se retrouve dans un cachot du camp X-Ray à Guantanamo et expérimente, dans Second Life, les sensations d’un prisonnier placé dans une position de stress et entendant les bruits d’« interrogatoire poussé » à travers un mur.

Boris Razon : « Il faut dire clairement que le jeu n’est pas un témoignage sur la réalité, mais une modélisation de celle-ci. Nous sommes particulièrement vigilants sur les valeurs que l’on colporte malgré nous. »

Florent Maurin : « Il faut se demander à quel moment on est rattrapé par ses propres principe. Un jeu peut conduire à comprendre – et parfois à excuser – la logique du bourreau. JFK Reloaded, par exemple, s’attache à reproduire le plus fidèlement possible les conditions de l’assassinat de Kennedy, dans une perspective documentaire. Mais il amène aussi  le joueur à tester ses propres limites morales : est-il prêt, même par jeu, à tirer sur Kennedy ? Le jeu comporte sa propre rhétorique qui peut être discutable. »

Les codes du genre imposent ainsi d’entrer dans une logique de compétition ou de modéliser, donc de simplifier des personnages, de les réduire à des valeurs chiffrées forcément subjectives.

Operation Pedopriest

Boris Razon : « Le fait de devoir formaliser tout cela nous oblige à nous poser des questions sur de nombreux présupposés de journaliste sur lesquels on ne se posait plus de question. Pour essayer d’objectiver un peu cela, nous avons pris le parti de proposer un blog à côté du jeu pour discuter des choix initiaux et, éventuellement, de les amender afin de coller plus finement à la réalité. »

Florent Maurin : « Pour créer un jeu, il ne faut pas considérer l’information comme un film d’événements qui s’enchaîne. On essaie d’“autopsier” la situation, de classer les situations en catégories. Ça nous oblige à revisiter les codes sociaux. Ce n’est pas du tout une démarche naturelle : il faut remettre en cause les a priori. Mais aussi créer un défi à relever, définir les actions possibles, les règles de fonctionnement, modéliser des personnages pour que le jeu reste jouable et que le joueur puisse y projeter son imaginaire : c’est le lecteur qui va fournir la chair. »

Quelques jeux sérieux (dont beaucoup à des fins publicitaires ou de sensibilisation humanitaire)

Billet initialement publié sur Le bac à sable de Vincent Truffy ; image CC Flickr fdecomite remixée par Marion Bourcharlat

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