L’édition française contre le péril numérique…

Le 2 novembre 2009

La fin de semaine étant rarement un moment de folle activité pour l’information régionale, Le Monde en profite pour sortir un volant d’opinions au titre accrocheur : le livre survivra-t-il à Internet ? Son casting est impressionnant : Arnaud Nourry [patron de Hachette Livre], Antoine Gallimard [héritier émérite et P-D.G. du groupe du même nom], [...]

La fin de semaine étant rarement un moment de folle activité pour l’information régionale, Le Monde en profite pour sortir un volant d’opinions au titre accrocheur : le livre survivra-t-il à Internet ? Son casting est impressionnant : Arnaud Nourry [patron de Hachette Livre], Antoine Gallimard [héritier émérite et P-D.G. du groupe du même nom], Bruno Racine [patron de la BNF], Arash Derambarsh [Directeur de dépt. au Cherche-Midi], Rémy Toulouse [Directeur des éditions Les prairies ordinaires] qui font suite à Roger Chartier qui les a précédés de quelques jours.
L’édition française et les principaux représentants du livre sont là, en ordre de bataille, chacun avec ses arguments, pour lancer un bombardement massif contre Google et le péril numérique. Il y a cependant quelques absences notables comme celle de Editis, qui ne manque certainement pas de portes-paroles, ou celle de La Martinière, en procès avec le géant américain…

BNF sideDevant une telle mobilisation et une concentration inhabituelle, on serait en droit d’attendre du grand spectacle, un authentique blockbuster ! On espère des projets d’envergure, des partenariats inédits, des actions au niveau international et la forge d’un nouveau discours du livre. Et c’est ce que nous vend le titre, tel une bande annonce hollywoodienne : têtes d’affiches, pitch percutant, promesse de divertissement, succès assuré…
Mais voilà, comme beaucoup de productions cinématographiques d’outre-Atlantique, tout est dans le titre et rien n’est dans le film. Bien que la situation de l’édition française ne ressemble pas à la situation de l’édition musique et vidéo d’il y a cinq ans, la communication et les réflexes sont les mêmes. Les quelques points clés sont courus d’avance :
— l’édition ne se laissera pas spolier par l’ennemi étranger,
— les éditeurs sont les gardiens des droits des auteurs, les cerbères du patrimoine,
— le livre résistera au « tsunami » numérique,
— la garde meurt mais ne se rend pas…

Si Bruno Racine tempère les passions en bon énarque et que Rémy Toulouse relativise l’impact réel sur les petits éditeurs, le reste de la troupe mène une campagne napoléonienne. Faisant preuve d’une imagination très limitée, d’un discours convenu et d’une argumentation faible, voire fébrile, malgré des effets de manche, les « grands » de l’édition française peinent à démontrer des axes clairs et d’éventuelles actions solidaires. Tout le monde est d’accord pour désigner l’ennemi, mais personne ne propose de terrain commun, ni de politique conjointe.

Personne, sauf Hachette, qui fort de sa mainmise sur la distribution papier, n’hésite pas à ouvrir la porte de sa tour d’ivoire à qui voudra bien en passer le seuil. Arnaud Nourry n’y va pas par quatre chemins et écrit : « Habitués à tort à se méfier d’Hachette, mes confrères sauront-ils percevoir le danger que les bouleversements en cours font peser sur toute la profession ? Ma porte leur est grande ouverte. » Si l’intelligence se mesure à l’aune du chiffre d’affaire, évidemment les confrères de Hachette Livres sont particulièrement bêtes. Mais sa stratégie ne se limite pas à la politique de la main tendue, comme si sa position dominante ne pouvait être remise en question.
Arnaud Nourry va plus loin, faisant la liste des dangers qui menacent : la guerre des prix, la concurrence déloyale de Google (qui méprise le droit d’auteur) et d’Amazon (qui emprisonne les lecteurs dans son Kindle), le diktat de la politique de distribution… Hachette ne craint pas ce péril numérique car il est le leader français du stockage et de la commercialisation des livres numériques. Et qui plus est, Hachette n’est plus un groupe français mais international, un acteur majeur du marché américain. Il ne craint personne depuis qu’il a, à l’instar de Google, signé son propre accord avec Lightning source, filiale du géant Ingram, leader incontesté de la distribution américaine et grand rival de Amazon sur le livre.

Le discours de la grande braderie est le même chez Gallimard, qui convoque aussi bien les antiques que les classiques pour défendre l’honneur et l’intégrité des Å“uvres. Car chez Gallimard, les Å“uvres ont connaît. Et elles n’ont rien à craindre de Twitter et autres médias sociaux pour illettrés : « Sans craindre que les cent quarante caractères imposés par Twitter ne viennent inhiber le lecteur d’une “Pléiade” de 2 500 000 signes, on peut s’interroger sur les conséquences de l’absence d’une véritable pratique de l’écriture, sur la disparition des correspondances et du temps de lecture qui leur est consacré. » nous dit-il. Ça fera plaisir à Thierry Crouzet et c’est occulter les résultats les plus récents qui démontrent que les possesseurs de Kindle achètent (et lisent) plus de livres que les lecteurs conventionnels.
En tous cas, pas question de pactiser avec le diable (Google) ou avec la pieuvre verte (Hachette) : « Ces temps-ci, on reproche aux éditeurs d’arriver dans le désordre, en multipliant le nombre de plates-formes de distribution. Mais on se trompe de cible : il s’agit, au contraire, d’une précaution élémentaire, légitimée par un siècle et demi de pratiques éditoriales. L’alternative, en matière de distribution, est salutaire, même au plan national. » déclare Antoine Gallimard, qui comme son homologue n’en est pas un paradoxe près. C’est ainsi que l’auguste maison compte, avec ces alliés (Flammarion et La Martinière/Seuil), combattre elle aussi le péril numérique. Ici ce ne sont pas les millions qui seront décisifs mais la volonté.

tour_belemArash Derambarsh, directeur du département politique et personnalités publiques au Cherche Midi, fait sobrement l’état des lieux. Mais en tentant de se faire le médiateur diplomate entre les positions conservatrices des uns et l’inévitable virage numérique, il ne fait qu’amplifier le décalage qui existe entre les deux mondes : celui du papier et celui des réseaux numériques. A mesure qu’il avance dans son propos, Arash Derambarsh nous dit d’une manière presque naïve que la mutation est inéluctable, qu’il faut s’y préparer, et qu’une offre légale payante est la seule issue. C’est l’aveu de l’impuissance de l’industrie toute entière.

En seulement cinq papiers et une tribune offerte par Le Monde, la pensée unique et obsessionnelle de l’édition française (et même européenne) apparaît clairement : c’est à l’Etat d’intervenir et de mettre en coupe réglée toutes ces hordes barbares débarquées depuis l’autre rive de l’océan. Ce réflexe de déresponsabilisation du secteur privé devient une mode aussi coûteuse qu’intolérable. Quand les banques jouent aux apprentis sorciers dans la finance, c’est l’Etat qui trinque et les contribuables qui payent. Quand les majors de la musique détruisent leur réseau de détaillants avec des politiques sanguinaires et cannibales, et au moment de l’addition, c’est à l’Etat de bricoler des lois liberticides pour sauver leur business. Cette fois, ce sont les groupes d’édition (et dans la foulée les titres de presse) qui n’ont rien anticiper de ce qui se déroulait devant leurs nez, et c’est à l’Etat de trouver des solutions. C’est ahurissant de voir des groupes financiers de taille respectable démontrer leur incapacité totale et faire peser sur la collectivité (c’est-à-dire leurs clients !) le poids de leur incompétence.

Remy Toulouse donne une piste de travail : « …cela passe aujourd’hui sans aucun doute par la défense du livre papier, ainsi que par une vigilance critique renouvelée face à une industrie du livre dont les dysfonctionnements sont légion. » N’est-ce pas à ce niveau que l’Etat devrait intervenir et édicter des règles ? Il s’agit alors d’imposer à la grande distribution des contraintes dures sur la vente des livres. Il s’agit aussi d’appliquer les principes de base de la concurrence dans la distribution du livre et protéger les libraires de la mainmise des uns et des procédés de requins des autres. Enfin il s’agit d’instituer de nouvelles dispositions pour le droit des auteurs et de redonner à ces derniers le pouvoir de bénéficier pleinement et de contrôler les Å“uvres qu’ils et elles ont produites. Mais tout porte à croire que ce n’est pas de ce genre de dispositions dont veulent les groupes d’édition français.

Récemment, Mark Coker, pionnier de l’édition numérique, se fendait d’un billet dans le Huffington post portant un titre évocateur : Do Authors Still Need Publishers? [Les auteurs ont-ils encore besoin des éditeurs ?]. Il y expliquait par le menu pourquoi les “publishers” (qui n’ont pas d’équivalent en France tant l’éditeur et le diffuseur sont enchaînés l’un à l’autre) devaient passer d’une culture d’entreprise tournée vers les actionnaires et les marchés à une culture d’entreprise tournée vers les auteurs et les lecteurs, sous peine de disparaître purement et simplement de l’équation. Il n’est pas le seul à penser ainsi, loin de là. Mais apparemment, cette pensée là ne parvient pas à pénétrer les bureaux feutrés de nombre de groupes d’édition européens. Le réveil sera difficile et la chute promet d’être vertigineuse.

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