Quand on aime la liberté, on n’aime pas la centralisation

Le 11 novembre 2010

La centralisation est sans doute l'une des clés de la hiérarchisation systématique de nos sociétés. S'en défaire, dans chaque secteur où l'on pourrait l'identifier, serait faire un pas de plus vers la liberté.

Cen­tra­li­ser, c’est intro­duire des pas­sages obli­gés au cours des­quels on affirme son contrôle, c’est créer des zones de pou­voir et même de toute-puissance, des espaces opaques et impé­né­trables pour le pro­fane. Il y a ceux qui passent et ceux qui contrôlent les pas­sants. Il y a ceux qui subissent les règles et ceux qui les imposent. Sou­vent, cette hié­rar­chie pri­maire à deux niveaux se com­plique, chaque niveau se sub­di­vise pour que la pyra­mide s’élève.

Cen­tra­li­sa­tion implique hié­rar­chi­sa­tion implique émer­gence de struc­tures de domi­na­tion et réciproquement.

L’anarchisme, du moins tel que je le com­prends […] est une ten­dance de la pen­sée et de l’action humaine qui cherche à iden­ti­fier les struc­tures d’autorité et de domi­na­tion, à les appe­ler à se jus­ti­fier, et, dès qu’elles s’en montrent inca­pables (ce qui arrive fré­quem­ment), à tra­vailler à les sur­mon­ter, écrit Chom­sky.

J’aime cette défi­ni­tion de l’anarchie. Elle situe comme anar­chistes ceux qui se sont oppo­sés à l’esclavage ou ceux qui se sont oppo­sés à la domi­na­tion des hommes sur les femmes. Nous avons non seule­ment pour devoir de per­pé­tuer ces luttes anciennes mais nous devons en entre­prendre de nou­velles car des hommes ima­ginent sans cesse de nou­velles struc­tures de dominations.

Le logi­ciel libre

Au début des années 1980, Xerox intro­duit un point de cen­tra­li­sa­tion au AI Lab du MIT. La société y ins­talle une impri­mante laser pro­to­type sans en four­nir le code du driver.

Xerox en ne révé­lant pas le code intro­duit un gou­let d’étranglement. Il faut pas­ser par Xerox au moindre pro­blème et subir la logique de fonc­tion­ne­ment déci­dée par Xerox.

Xerox a intro­duit de la rareté là où les pro­gram­meurs avaient tou­jours connu l’abondance. Xerox s’est placé au-dessus d’eux, les a mis en situa­tion de dépendance.

Alors âgé de 27 ans, Richard Stall­man se sent pris au piège. Il en déduit que la pri­va­ti­sa­tion du code infor­ma­tique est une atteinte à sa liberté de pro­gram­meur et d’usager des ordi­na­teurs et de leurs périphériques.

Xerox jus­ti­fie l’instauration de cette struc­ture de pou­voir au nom du droit com­mer­cial. Est-elle jus­ti­fiée ? Non pense Stall­man et il trouve une manière de l’abattre : créer des logi­ciels libres et ouverts pour que la culture infor­ma­tique puisse se déve­lop­per et que cha­cun de nous soit maître de ses ordi­na­teurs et de ses périphériques.

Depuis il passe sa vie à lut­ter contre la réduc­tion arti­fi­cielle de l’abondance du code infor­ma­tique, et plus géné­ra­le­ment de tous les codes culturels.

La mon­naie libre

Dans l’économie, l’argent rem­place les lignes de codes et nous nous trou­vons dans une situa­tion com­pa­rable. Cer­tains opé­ra­teurs ont le pou­voir d’injecter de l’argent sup­plé­men­taire, presque à volonté.

Beau­coup de gens croient que ce pou­voir est dévolu aux banques cen­trales et admettent leur légi­ti­mité, puisqu’elles émanent du peuple, bien que de manière très indirecte.

Il ne s’agit pas de condam­ner en bloc toutes les struc­tures de pou­voir. Cer­taines peuvent être néces­saires, d’autant quand la grande majo­rité d’entre nous les accepte. Par exemple, la police.

En revanche, quand les banques créent l’essentiel de la masse moné­taire selon le méca­nisme de l’argent dette, le peuple ne le leur a pas concédé ce droit. Elles se le sont approprié.

Ces points d’émergence de l’argent frais sont peu nom­breux, pri­vés et fer­més aux yeux de la plu­part d’entre nous. Nous avons donc bien des struc­tures de pou­voir qui font la pluie et le beau temps dans l’économie.

Ces points cen­tra­li­sés de créa­tion moné­taire peuvent-ils se jus­ti­fier ? Est-il pos­sible de s’en pas­ser ? Oui, par exemple en fai­sant de cha­cun de nous des émet­teurs de mon­naie, selon de prin­cipe du divi­dende uni­ver­sel, en accord avec les méca­nismes théo­ri­sés, par exemple, par Sté­phane Laborde dans sa Théo­rie rela­tive de la mon­naie.

Il est inté­res­sant de remar­quer qu’une telle créa­tion moné­taire dis­tri­buée, selon un code moné­taire ouvert, n’est pos­sible qu’en s’appuyant sur les logi­ciels eux-mêmes ouverts. Stall­man a lancé un mou­ve­ment qui dépasse de loin le seul cadre informatique.

L’homme libre

Dès que nous nous trou­vons face à une struc­ture pyra­mi­dale nous devons nous inter­ro­ger au sujet de sa néces­sité. Chaque fois que nous pou­vons lui trou­ver un sub­sti­tut, nous sommes en passe de gagner en liberté (comme les esclaves, les femmes, les programmeurs…).

En trou­vant un moyen d’éviter le point d’étranglement que consti­tue une pyra­mide, nous gagnons en flui­dité. L’information ne monte plus avant de redes­cendre, elle cir­cule trans­ver­sa­le­ment. Nous n’attendons plus l’aval d’un supé­rieur, et du supé­rieur du supé­rieur, avant d’agir mais juste celui de nos pairs.

Encore une fois, l’informatique a son rôle à jouer. En nous aidant à nous inter­con­nec­ter, à tra­cer des réseaux sociaux de plus en plus dense, elle favo­rise la créa­tion d’organisations réti­cu­laires qui peu à peu cassent les hié­rar­chies : cir­cu­la­tion trans­ver­sale de l’information, auto-organisation, accrois­se­ment de l’intelligence collective…

Plus cette com­plexité sociale aug­mente, plus le mana­ge­ment top-down devient dif­fi­cile comme je le montre dans L’alternative nomade. Il coûte de plus en plus cher, passe sou­vent par le déve­lop­pe­ment de l’antipathie, devient dif­fi­cile à sup­por­ter pour la plu­part des gens.

Dans un monde com­plexe, les pyra­mides ont ainsi de plus en plus de mal à se jus­ti­fier… et leur main­tient n’est pos­sible qu’avec une dépense d’énergie pro­hi­bi­tive. Pro­gres­si­ve­ment, avec le déve­lop­pe­ment de la com­plexité sociale, les pyra­mides ne peuvent que se déli­ter. Chaque fois qu’elles abdiquent, nous gagnons en liberté.

Le com­bat pour le logi­ciel libre et pour la mon­naie libre se situe dans ce cadre plus géné­ral du pas­sage des orga­ni­sa­tions cen­tra­li­sées aux orga­ni­sa­tions réti­cu­laires. Il est en train de se répandre par­tout. Par exemple, quand les pay­sans vendent en direct leur pro­duc­tion ils s’attaquent à la pyra­mide de la grande distribution.

Crédit photos cc FlickR : argo_72, - FrOsT-, jirotrom.

Article initialement publié sur le blog de Thierry Crouzet.

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